Un appétit de loup

 

 

À cette heure tardive, le smog transformait Saint James Park en une forêt d’ombres. Un parfum d’humus remontait de la terre. Diurnes ou nocturnes, les habitants du lac paralysés par une indicible terreur retenaient leurs cris. Ils sentaient sa présence, la présence du plus redoutable des prédateurs. Homme et loup à la fois. Renards égarés ou cygnes aux ailes rognées ne craignaient pourtant pas grand-chose. Ses proies marchaient sur deux jambes et celle inscrite au menu de ce soir-là portait l’habit avec une rare élégance.

Big Ben emplit la nuit de son chant. L’air vibrait alors que la vieille horloge égrenait les six coups. Le jeune archiviste de la Royal Academy ne tarderait plus. Rob détestait le dédain que ce petit blanc-bec affichait envers ses collègues. Peu enclin à s’épancher, Steven ne manquait pas d’humour et ses piques trouvaient toujours leur cible. Pourtant, jamais il ne se joignait à eux après une journée de boulot. Partager une pinte au pub aurait pu lui sauver la vie. Tant pis ou tant mieux. Tandis que les autres se régaleraient d’histoires croustillantes, l’archiviste passerait à la casserole. Ici dans ce parc qu’il traversait chaque soir pour rentrer chez lui.

Steven ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Toujours propre sur lui, il ne se parfumait pas et son odeur naturelle musquée n’en torturait que plus le loup-garou. Cela faisait des semaines que Rob résistait. Leur lieu de travail recelait tant de lieux sombres… L’archiviste surgissait toujours aux moments les plus inopportuns, le distrayant de ses recherches. Steven faisait naître en lui un trouble inhabituel. Avec sa moustache retroussée de dandy précieux, ses longues mains blanches bien trop fines, il caressait livres et documents avec une sensualité qui frisait l’indécence. Pour tout dire en sa présence, Rob perdait le sens commun comme la plus élémentaire des prudences. La cohabitation devenait difficile : une envie subite de coincer Steven contre une étagère de la section Grimm et de le dévorer sur place avait décidé Rob. Il ne pouvait prendre le risque de perdre le contrôle, d’être découvert. Surtout sur son lieu de travail.

Ce soir, le loup frapperait, il en bavait d’avance, devinait la chair tendre et juteuse. Ses poils se hérissaient d’impatience, une faim terrible torturait son bas ventre. À l'affût dans son bosquet, Rob en tremblait jusqu’au bout de la queue.

Des graviers crissèrent au fond de l’allée, un pas pressé et régulier. Le loup redressa les oreilles, huma les effluves entêtants de ce soir d’automne et reconnut, insidieux, le fumet de ses fantasmes. Un grondement sourd remonta de son estomac, il n’en ferait qu’une bouchée. Pourtant l’envie de faire durer le plaisir l’écartelait. Comme il serait jouissif de lire la terreur dans ce regard trop bleu, trop suffisant…

Un rayon de lune profita d’une trouée pour inonder le sentier, révélant la haute silhouette dégingandée et familière. Steven arrivait avec son chapeau claque et sa canne.

Rob bondit, Steven esquiva. Le loup roula dans un buisson d’épines. Médusé d’avoir manqué sa cible, il se remit aussitôt sur pattes. Sa proie lui faisait face. Nulle terreur ne déformait ses traits. Tout juste un peu de surprise vite réprimée. Avec une assurance circonspecte, le dandy le fixait, tenant sa canne à deux mains. Un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres pâles, d’un geste lent et gracieux, le jeune homme sortit la lame de son fourreau : une canne épée !

Rob retroussa les babines et attaqua à nouveau, tous crocs dehors. Au dernier moment, Steven para, sa rapière balaya l’air, quelques poils teintés de sang virevoltèrent dans la nuit. Le loup retomba dans un bruit mat. La douleur explosa avec un temps de retard. Remontant de son flanc déchiré, elle décupla la rage de l’animal. L’archiviste ne cherchait pas à fuir, il attendait, le défiait du regard. Le loup gronda sa fureur sans résultat. Sa proie refusait de jouer son jeu et de prendre la fuite. Nul n’est plus vulnérable que celui qui court la peur au ventre. Rob hurla de dépit, son casse-croûte ne lui échapperait pas. Pas question ! Dût-il se faire écharper ou plier bagage et changer de ville, une nouvelle fois. Il retourna au combat avec encore plus de hargne et d’excitation. À chaque coup reçu, la bête prenait un peu plus le pas sur Rob. L’odeur incomparable du sang décuplait sa sauvagerie, diluait sa conscience.

Steven était sur ses gardes, comme toujours. Pour un veilleur, se laisser surprendre relevait de la faute grave, impardonnable. Un loup sévissait en toute impunité depuis plusieurs mois, l’archiviste le savait. Le monstre, guère actif et très prudent, s’en prenait surtout à des vieillards miséreux, des clochards alcoolisés ou diminués par quelque handicap. Le conseil en avait déduit que la bête devait être d’un âge avancé. Le jeune homme ne correspondait donc en rien au profil des victimes. Et pourtant…

Le poil dressé, mais plus homme que loup, son adversaire grognait, les babines retroussées sur des crocs dissuasifs. Steven eut pu l’embrocher à la seconde passe si un doute n’avait retenu son bras. Ce visage déformé lui semblait familier. En différant la mise à mort, le veilleur prenait un risque et il en était conscient. Tenir son adversaire à distance ne durerait qu’un temps. À chaque attaque, la créature s’enhardissait malgré ses blessures.

— Professeur Hopkirk ? s’enquit Steven. Est-ce vous ?

En réponse, le monstre marqua un arrêt, puis dans un rugissement de colère, bondit sans plus de discernement. Un buisson de laurier amortit la chute des belligérants. Sonné et désarmé par le choc, Steven ramena instinctivement son bras devant son visage pour le protéger. La morsure anticipée ne vint pas. L’homme loup pesait sur lui de tout son poids, son sexe dressé pressant contre celui de l’archiviste. Un feu inapproprié remonta de ses reins : ce n’était ni le lieu ni le partenaire idéal pour ce genre d’échange. Avec une infinie prudence, Steven baissa le bras qui oblitérait sa vue. Son adversaire le dévisageait, comme frappé de stupeur.

—  Professeur ?

Les traits de la créature s’adoucissaient sous l’effet de la confusion, revêtant un aspect plus humain. Il s’agissait bien du très vénérable Robert T. Hopkirk, de la section recherche, professeur discret qui partageait son temps entre la bibliothèque et l’université.

— Hum, hum…  tenta le veilleur.

Il espérait ainsi attirer l’attention de son agresseur sur l’indécence de leur situation. Il n’en fut rien. Bien au contraire. L’homme-loup commença même à se frotter contre lui. Steven essaya de le repousser, mais le professeur répondit d’un grondement menaçant et resserra son étreinte. Juste Seigneur, il ne manquait plus que ça ! Hopkirk n’était pas lui-même, ce détail n’avait pas échappé à l’archiviste. Si certains gentlemen préféraient les gigolos efféminés en habit de soie, l’archiviste les leur laissait sans regret. Chacun ses goûts. Le côté sauvage et hirsute du loup accentuait sa virilité et l’en rendait que plus sexy. Le danger épiçait encore la chose. Résultat, Steven bandait douloureusement.

Sa main droite cessa de chercher à tâtons son épée pour saisir la partie charnue de cet improbable partenaire. Le contact de cette fesse nue, ronde et musclée raviva encore le désir ardant qui le dévorait de l’intérieur. Puisqu’il en était ainsi. D’un coup de rein, Steven renversa la situation. Hopkirk, surpris, gronda et voulu s’échapper.

— Pas question, Professeur. Vous êtes allez trop loin ! plaisanta le veilleur. Il va falloir payer l’addition.

Les yeux exorbités de l’homme-loup témoignaient de son innocence en la matière. Incapable de maitriser son ardeur, il n’était qu’instinct, pourtant quelque part derrière ses yeux noirs, un fond de puritanisme survivait. Voilà qui corsait encore l’aventure. Le sourire de Steven se fit prédateur. De tout son poids, il maintenait les poignets d’Hopkirk de part et d’autre de sa tête. Le lâcher pourrait lui valoir défiguration et lycanthropie. Un peu cher payé la gaudriole. À califourchon sur le ventre du professeur, Steven n’était pas plus avancé. Il devait, pour arriver à ses fins sans se faire dévorer, retourner son partenaire récalcitrant. Face contre terre, il serait aisé de le réduire à sa merci en lui tordant le bras dans le dos.

Si tôt dit, si tôt fait. Cela ne nécessitait qu’une seule main et de l’autre, il pouvait libérer son érection et explorer des terres qu’il soupçonnait encore vierges. Sa monture se cabrait sous lui, mais plutôt que de fuir le contact, elle l’appelait, le recherchait. Son souffle se faisait court, guttural entre deux plaintes languissantes. Sa victime partageait son tourment, son désir. Parfait. De son genou, Steven écarta les cuisses brulantes d’Hopkirk sans rencontrer la moindre résistance. Sentir la bête frémir sous lui d’excitation l’exaltait au-delà de toute prudence. Surtout bien garder en mémoire quelle créature féroce habitait cet amant impétueux. Ses lèvres frôlèrent une nuque rétive, glissèrent sur une oreille. Ses dents raclèrent une joue râpeuse tandis que sa langue goutait des perles de sueurs. Sa main libre s’enroula autour du membre viril, turgescent. Dans un gémissement pathétique, l’homme-loup se cambra, offert.

— Voilà qui est beaucoup mieux, Professeur. Je vous promets d’être très… attentif.

Hopkirk s’abandonnait, envers et contre toute morale, à son doux supplice.

 

 

Le petit matin pointait, un rayon de lumière paresseux en attestait. Rob ramena l’oreiller sur sa tête pour s’en protéger. Quel jour était-il ? Samedi, bien, il pouvait se rendormir. Un doute s’insinua avec une insistance déplacée et dissipa les limbes séduisants. Rob se redressa sur son séant. Ses draps témoignaient d’une nuit agitée et ses vêtements de la veille manquaient à l’appel. Rien de plus normal, ils attendaient, roulés en boule dans un sac caché au creux d’un rocher près du lac. Cela depuis la veille. Et après ? Des images confuses se bousculaient : Steven, toujours Steven

Rob détestait ne pas se souvenir, se réveiller ainsi dans l’incertitude. Perdre le contrôle ne lui ressemblait pas…

Son corps ne portait aucune marque. Le loup cicatrisait vite, mais pas à ce point-là. Avait-il rêvé cet improbable combat ? Sans doute. Fallait-il que son esprit soit malade, pour imaginer Steven en bretteur ? Que s’était-il donc passé dans ce parc ? Une crampe vrilla son estomac, confirmant qu’il n’avait pas mangé l’archiviste.

— Tu ne perds rien pour attendre, Steven. Je t’aurai.

Le quadragénaire se leva sans plus de tergiversations. Après un bon breakfast chez Mc Ginty, il récupérerait ses affaires. Il enfila sa tenue de week-end : un velours confortable et une chemise de flanelle surmontée d’un shetland. Craignant la fraîcheur matinale, il prit une longue écharpe de laine et son tweed avant de sortir.

Le brouillard commençait tout juste à se disperser, il rampait encore par taches au hasard des rues. Un ciel lourd plombait l’horizon et menaçait la ville de son incertitude. Pourtant, les Londoniens se pressaient comme un jour de semaine. Trop préoccupé par les caprices de sa mémoire, Rob s’en étonna, sans plus. Il prit la direction du Strand, ne s’arrêtant que pour prendre le Tribune. Aucun meurtre sanglant ne faisait la une. Parfait. Il replia le journal en deux et pénétra chez Mc Ginty.

— Tiens, salut. Où t’étais donc passé toi ? Tu me fais des infidélités ? C’est la petite rousse de l’autre jour ?

Rob fronça les sourcils, le patron lui dressait déjà son habituelle table, débitant son laïus sans lui laisser une chance de répondre :

— Et tu bosses pas, aujourd’hui ?

— Euh, non…

 

Dès que le vieil Écossais eut tourné le dos, Rob vérifia la date sur son journal : lundi 25 novembre 1889 ! Par Saint Georges ! Ce n’était pas une nuit qui lui manquait, mais tout un week-end !

Il ne passa pas récupérer son sac à Saint James Park, mais prit le temps d’aller se changer. Il arriva au travail avec beaucoup de retard. En supposant que quelqu’un s’en soit aperçu, personne ne s’en formalisa. Un calme intemporel régnait sur la bibliothèque. Comme à son habitude, la poussière dansait dans le moindre rayon de lumière, les odeurs de cire et de camphre chatouillaient la gorge et tentaient de couvrir le parfum tout aussi tenace du vieux papier. Et puis bien sûr, au second sous-sol, Steven et son inébranlable arrogance se penchaient sur un manuscrit antédiluvien.

— Ah, vous voici ! dit-il sans relever le nez. Je commençais à m’inquiéter.

— Plaît-il ? » répondit Rob, vérifiant que personne d’autre ne vaquait dans cette section des archives.

Le jeune homme releva enfin les yeux. Grands, bleus et insondables. Un sourire sarcastique se dessina sur ce visage toujours impassible. Ce type lui tapait sur les nerfs ! Une vague réminiscence au goût salé tenta de faire surface. Accompagné d’une irrépressible envie de sang, un frisson de désir remonta le long des reins de l’homme-loup, il serra les dents pour ne rien laisser paraître.

— Ravi de vous voir en de meilleures dispositions, Professeur. Il n’était pas utile, voire dangereux, de vous mettre dans un tel état pour me séduire. Quelques mots échangés autour d’un verre en gentlemen civilisés auraient tout aussi bien conclu l’affaire.

L’archiviste parlait sur un ton détaché. Inconscient ou indifférent au trouble qu’il suscitait, Steven replongea aussi sec dans l’étude du parchemin déroulé devant lui.

Seigneur ! Il n’avait donc pas rêvé.

— Ce fut une nuit des plus stimulantes, ajouta l’archiviste sur le même registre. Je ne verrais aucun inconvénient à remettre ça.

— À remettre quoi ? murmura Rob d’une voix cassée.

Steven lui accorda un nouveau regard, étonné celui-là.

Une image fugace se fraya un chemin depuis les méandres de son subconscient brumeux : Steven, chemise ouverte, le plaquait contre un arbre et l’embrassait à pleine bouche. Rob secoua la tête pour effacer cette vision perturbante. Complètement déstabilisé, il s’éclipsa sans attendre: il n’était plus aussi sûr de vouloir retrouver l’intégrité de sa mémoire. Dans quel guêpier s’était-il précipité ?! L’avait-il mordu ? Par Saint-Georges, fasse que non !

 

 

 

Fin