Entraves et découvertes

 

 

Londres, fin décembre 1889. Enfermé dans le plus sinistre des bureaux alloués aux chercheurs par la Royal Academy, Rob étudiait seul. Relégué au troisième sous-sol de l'imposant bâtiment et comme bien souvent, trop absorbé, il en oubliait l'heure, les contingences matérielles et surtout le commun des mortels. Il n’en faisait pas partie et se complaisait dans cet antre de livres et de poussière fort peu fréquenté. Seuls d’éventuels rats de bibliothèque ou érudits complètement fossilisés s’égaraient parfois dans ce lieu en marge de la société des hommes. Des fantômes sans odeur ni saveur, ils ne présentaient nul intérêt pour la bête, en lui. Elle glapissait pourtant comme un jeune chiot rongé par l'impatience. Indécent ! Après des décennies de vie commune, de partage et de connivence, le loup lui échappait. Rob refusait de l'écouter, de se laisser distraire, mais il devinait la cause de cette excitation : Steven ! L’insupportable archiviste rodait dans le périmètre à la manière d'un rongeur fébrile.

La simple promiscuité de l'archiviste agaçait Rob avec presque autant d'efficacité qu'une lune gibbeuse. Pourquoi Steven lui tapait-il autant sur les nerfs ? Pourquoi à ce point, et cela, depuis son embauche ? D'une discrétion efficace. Prévenant et attentif. Bref l'employé modèle, dixit le doyen. Rob semblait être le seul à percevoir les sarcasmes derrière sa politesse de majordome toujours tiré à quatre épingles. Que penseraient ses sages confrères s'ils découvraient la fine épée cachée dans le manche de la canne de ce très innocent dandy ? Le loup en avait goûté la brûlure. L’élégant Steven savait s'en servir et l'avait mis en déroute. Lui, le seul et unique loup de Londres. Non content de sa chance, car il ne pouvait s'agir que d'une chance insolente, l'archiviste le poursuivait depuis de ses assiduités. En toute discrétion, bien sûr.

Le loup gémit, la queue frétillante. Les pas se rapprochaient, une odeur de thé précéda de peu l'entrée de Steven.

— Aurais-je omis de signaler que je voulais n’être dérangé en aucune façon ?

— Au point de refuser une tasse de thé ?

Le plateau reposait déjà à sa droite et l'impertinent servait le breuvage comme si de rien n'était.

— Un nuage de lait ?

Une intelligence espiègle brillait dans ce regard trop clair et suscitait chez Rob d'irrépressibles envies de meurtre. Les envies du loup, elles, s’avéraient encore moins avouables.

Rob grommela plus qu'il ne répondit. Steven ne s'en offusqua pas. Son office terminé, le jeune homme repartit, comme il était venu, laissant derrière lui un parfum naturel et musqué. Le loup frémissait de tout son être, Rob s'en agaçait. Il se saisit de la tasse, la porta à ses lèvres. Le poison explosa sur sa langue avant qu'il ne l'avale. La fourbe petite fouine ! La tête lui tournait déjà. Il recracha le liquide avec force, voulut se ruer aux lavabos, le sol se déroba sous ses jambes pour finalement l’engloutir. Un bruit de porcelaine brisée lui parvint, étouffé par une moiteur cotonneuse. Rob tenta de se relever, mais impossible de soulever ce corps devenu lourd et gauche. La bête sauvage se réveilla enfin. Elle gronda sa rage et sa défaite avant de s'écrouler.

 

L’archiviste compta dix pas et s'arrêta, un bruit sourd confirma sa victoire. Un cocktail spécial loup-garou emprunté à l'Institut des veilleurs. Inodore et dénué de saveur, mais cent pour cent efficace. Steven consulta sa montre : sept heures passées de neuf minutes. D’expérience, il ne disposait tout au plus que d'une demi-heure avant que le professeur ne reprenne conscience. Il lui faudrait agir vite. Une voiture attendait dehors devant la porte de service et à cette heure tardive plus personne ne traînait en ces murs. Le professeur bâillonné, menotté et entravé fut roulé dans une couverture et chargé sur l'épaule comme un vulgaire sac de patates. Le cocher trop bien payé ne posa aucune question. Arrivé à destination, le brave homme lui offrit même un coup de main. Il l’aida à décharger et porter son encombrant colis jusque dans l'entrée de la riche demeure quasi laissée à l'abandon.

Steven attendit que la voiture s'éloigne, avant de jeter un œil sur son invité. Celui-ci s'agitait, grognait, mais ronflait comme un sonneur. Il ne lui restait plus guère qu'une dizaine de minutes. Sans ménagement, il tira son fardeau jusqu'au sous-sol, dans la pièce aménagée aux seules fins de ce rendez-vous spécial. Fait vexant, le professeur Robert Hopkirk semblait avoir tout oublié de leur première rencontre ou du moins le prétendait-il. Steven acceptait cette réserve en gentleman prudent. Les amours interdites conduisaient plus riche et plus influent au bagne. Casser des cailloux même sous le soleil ne le tentait point.

Son lourd paquet à peine jeté sur le lit, il entreprit de le déballer. D’abord la couverture. Un grondement plus fort le tétanisa et lui fit craindre le pire. Il retint son souffle, à peine quelques secondes. La respiration s'assagit et redevint régulière. Steven se pressa d'enserrer le cou de son amant dans un collier d'acier doublé de cuir étudié pour contenir tant l'homme que le loup. Sa chaîne courte et scellée dans le mur à hauteur d'oreiller, sans les empêcher, limiterait l’efficacité de possibles attaques.

— Voilà, nous serons plus à l'aise pour discuter.

Le veilleur considéra la situation d’un œil professionnel. Le danger résidait dans la capacité d’Hopkirk à contrôler ou pas sa métamorphose. Le collier résisterait. Il ne suffirait pas à rendre le loup-garou inoffensif mais serait, cependant, le seul frein efficace en cas de transformation totale. Car, même bien ajustés aux poignets et chevilles, les bracelets ne retiendraient pas de véritables pattes de loup. Steven comptait bien que l’animal ne vint pas gâcher la fête. La zoophilie le répugnait au premier degré, mais l’homme-loup l’attirait. Fait constaté lors de leur première vraie rencontre, une nuit de pleine lune, dans Saint James Park. La bête l'avait attaqué la rage au ventre. Sa précieuse canne lui avait évité une morsure fatidique. À sa grande surprise, sous la fourrure grise de l'animal se cachait le sage professeur Hopkirk. Une révélation qui avait changé l'issue de leur improbable duel en un coït sauvage, ardent. Cette heureuse confrontation resta cependant, à son grand regret, sans lendemain. Il lui incombait donc d'y remédier.

Sa victime immobilisée, Steven déboutonna le gilet de tweed élimé. Il frissonnait d'anticipation. Le danger l'excitait plus que tout. Raison pour laquelle il s'était fait veilleur. Pour autant, jamais il n'avait anticipé qu'un jour il fricoterait avec son gibier. Lentement, il écarta les pans du vêtement, lissant la chemise au passage. Ses mains prenaient la mesure du torse puissant dissimulé par l'étoffe. L'adrénaline faisait son office. Hopkirk ouvrit un œil noir. Enfin !

 

L'odeur familière submergea les sens du loup. Elle entraîna une réponse physique tant immédiate que déplacée.

— Steven ? s'offusqua le digne professeur.

Pas question de laisser sa bête prendre le dessus. Pas avec ce fichu archiviste à califourchon sur son ventre. À se demander où le doyen avait recruté un tel phénomène !

— Êtes-vous devenu fou ? Détachez-moi immédiatement !

Le voyou se contenta de vérifier le serrage d'une sangle. Sale petite vermine ! Une violente envie de lui arracher à pleines dents son sourire satisfait s'insinua dans l'esprit de Rob. Qu'il s'approche donc d'un peu plus près, ce vil pervers. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Le sang lui chauffait ses tempes, gonflait son sexe. Rob devait se calmer. Calmer le loup avant qu'il ne prenne le contrôle. Pour commencer, il importait d’éloigner leur sujet de discorde.

— Libérez-moi ou je vous ferai pendre, cracha-t-il.

— Mais bien sûr ! Et puis arrêtez de gigoter comme un enfant capricieux. Ces liens retiendraient un buffle en rut.

Le professeur s'escrima encore par principe. Par pur orgueil, il refusait de capituler sans lutter, mais son fier cavalier assurait son assise avec maîtrise et arrogance. Les yeux de Steven brillaient de défi. L'insolent descendit un peu plus bas et s'arrêta au niveau du bas ventre. Uniquement séparés par l'étoffe de leurs pantalons respectifs, leurs membres virils se cherchaient, mus par quelque volonté propre. Rob gronda de rage avant de déclarer forfait. Il était en nage et tremblait d'un désir qu'il reniait de toutes ses forces. Un désir qu'il ne lui appartenait pas, qu'il refusait de reconnaître. Garder le contrôle, respirer, se calmer. Rester immobile, limiter le frottement. La chaleur reflua un peu.

— Voilà qui est beaucoup mieux, Professeur.

Rob déglutit, son sexe restait tendu, douloureux. Quant au loup, il hurlait à la lune. Un hurlement que, grâce à Dieu, seul Rob entendait. Steven affichait une mine triomphale de garnement facétieux. Si seulement, il arrivait à le mordre, lui déchiqueter un petit bout de chair, ne serait-ce d'un croc. Nul doute que l'archiviste paraderait moins. Un à un, de longs doigts s'attaquaient aux boutons de sa chemise avec une lenteur et une méticulosité exaspérante. Combien de temps encore Rob retiendrait-il son loup ?

— Allons, détendez-vous.

— Ne vous en déplaise, je ne partage pas vos perversions !

— Dois-je pointer que vous manquez cruellement de conviction, professeur ?

Il se moquait, cet insolent ! Ses mains agiles progressaient et déboutonnaient maintenant sa braguette. Un filet d'air froid surprit la virilité douloureuse de Rob. Un glapissement de chiot s'étrangla dans sa gorge. Une main déterminée et chaude referma sur lui son étreinte. Elle l'enveloppa d’une douceur possessive. Comment résister ? Comment ne pas succomber ? Il se maudit de toute son âme. Rejeta la faute sur Steven, sur le loup. Pourquoi fallait-il que cet animal vire à la chatte en chaleur au contact de ce maudit archiviste ?

 

D'abord réticent, Hopkirk céda à ses caresses. Bien vite, le sage professeur ne lutta plus que pour réclamer encore plus d’attention. Son corps souple s'arc-boutait à la recherche d'un contact plus prononcé. Il se contorsionnait dans la limite de ses entraves. La tentation de le libérer grandissait, mais le veilleur n'y céda pas. L'homme-loup gémissait de plaisir ou de frustration selon le cas. Steven fit durer le doux supplice. Ses lèvres goûtaient chaque centimètre de peau accessible. Sa langue titillait, léchait, sa bouche dévorait sans retenue. Ses mains explorèrent ce corps tour à tour docile et indocile, vibrant d’un insatiable désir et surtout de fantasmes inassouvis. Le professeur s'abandonna enfin à sa jouissance en un long gémissement plaintif.

— Alors, toujours en colère après moi ?

L'homme-loup fixait le plafond. Confus, honteux. Il s'efforçait de contenir sa respiration haletante et surtout d'éviter le regard de son amant. Allongé à distante respectable d'une éventuelle morsure, Steven jouait avec les poils ornant son pubis.

— Arrêtez ça ! souffla Rob. C'est dégoûtant.

Steven sourcilla. Les réactions d'Hopkirk le déconcertaient souvent. Il continua à jouer avec les boucles brunes, à les enrouler du bout des doigts. Une forte odeur de sexe régnait désormais dans la pièce. Le désir ne tarderait pas à leur revenir. L'homme-loup le supplierait alors, encore une fois, et le professeur oublierait à nouveau les convenances.

— Pourquoi moi ? Pourquoi vous en prendre ainsi à un honnête homme ? N’y a-t-il pas suffisamment de dépravés qui partagent vos goûts dans cette ville ?

— Vous êtes gonflé ! Qui m'a sauté dessus dans Saint-James Park à la dernière pleine lune ?

— Je ne pouvais pas deviner. Si j'avais su... Sachez bien qu'à aucun moment, je n'avais envisagé de telles conséquences !

Fieffé hypocrite !

— Osez dire que vous le regrettez.

— Je vous l'affirme.

Quel toupet.

— Avez-vous seulement idée des risques que j'ai pris pour vous ?

— C'est votre problème, pas le mien, je ne vous ai rien demandé.

— Non bien sûr, en convint Steven, mais en tant que veilleur, le choix octroyé est assez réduit : il m'incombe de m'assurer que le loup cesse toute activité nocturne. J'ai dû négocier avec mes supérieurs, les convaincre que vous éliminer n'était pas la seule solution.

— Vous êtes un grand malade ! Et en quoi mes activités nocturnes seraient-elles plus répréhensibles que les vôtres ?

— Vous dévorez des gens, Hopkirk !

— Je me contente de nettoyer les berges de la Tamise de la misère qui y languit. Où est le mal ?

L'homme-loup affichait une mine boudeuse. Steven hésitait entre le dévorer de baiser et le gifler. Une telle mauvaise foi le sciait.

— Cela vous effraie-t-il autant ?

— Quoi ? D'être un loup-garou? Sachez que c'est héréditaire et que je l'assume très bien.

— Vous êtes incroyable, mais j'adore quand vous glapissez de plaisir sous mes caresses ou que vous en redemandez. Je vous trouve juste irrésistible. Et dans votre situation actuelle, vous devriez vous en féliciter.

— Vous n’escomptez quand même pas me garder ainsi prisonnier à vie ?

— Juste ciel, certes non ! Vous me plaisez tel que vous êtes, sauvage, imprévisible et dangereux. Promettez-moi juste de vous laisser capturer les nuits de pleine lune.

 

 

Fin